Les raisons de l’offensive de charme de la Russie en Afrique

Moscou tente d’augmenter son influence en Afrique sans y investir, une stratégie qui ne débouchera que si certains dirigeants voient en la Russie un moyen de retenir le pouvoir, quelle que soit la volonté des populations.


Poutine et Lavrov tiennent à augmenter l’influence russe en Afrique (Photo : Wikipedia Commons)

Moins de 1% de l’investissement étranger direct en Afrique provient de la Russie. Substantiellement, la Russie apporte donc peu au continent. Mais la visite à haute visibilité du ministre russe des Affaires étrangères, alors même que la guerre de la Russie en Ukraine fait rage, démontre à quel point la Russie a besoin de l’Afrique.

Une priorité pour le voyage de Lavrov en Égypte, en République du Congo, en Ouganda et en Éthiopie est de démontrer que la Russie n’est pas isolée sur la scène internationale, en dépit d’importante sanctions occidentales. L’objectif est de dépeindre la Russie comme une grande puissance non entravée, qui maintient des alliés partout dans le monde et avec laquelle les affaires peuvent se dérouler normalement.

La Russie tente également de normaliser un ordre international selon lequel la “force fait la loi” et dans lequel le respect pour la démocratie et les droits humains n’est pas obligatoire.  Le voyage de Lavrov en Afrique est donc important pour le positionnement géostratégique de la Russie. Les messages russes dépeignent l’expropriation impérialiste de territoire en Ukraine comme une plus grande lutte idéologique entre l’Orient et l’Occident. Si Moscou parvient à convaincre de cette image, peu de pays africains la critiqueront.

Cela explique en partie pourquoi 25 des 54 pays d’Afrique se sont abstenus ou n’ont pas voté pour condamner l’invasion russe de l’Ukraine lors des votes de l’Assemblée générale de l’ONU ES-11/1 en mars dernier. Cette réponse ambivalente s’est contrastée à la condamnation généralisée de toutes les autres régions du monde.

Le blocus russe a en effet entraîné le doublement des prix des denrées céréalières cette année, créant ainsi des pressions politiques et sociales intenses à travers le continent.

Lavrov devrait aussi tenter de dépeindre le récent accord entre la Russie et l’Ukraine pour débloquer plus de 20 millions de tonnes de céréales ukrainiennes comme un geste humanitaire de la Russie. Et ce en dépit du fait que c’est l’invasion et le blocus russes des ports ukrainiens qui empêchent ces céréales d’atteindre les marchés internationaux. Le bombardement russe du port d’Odessa le lendemain même de l’accord suggère que Moscou continuera à se servir de la crise alimentaire comme d’une arme, tout en pointant l’Occident du doigt. L’Égypte et l’Éthiopie, deux pays clés sur l’itinéraire de Lavrov, ont été particulièrement atteints par cette coupure dans la distribution alimentaire. Le blocus russe a en effet entrainé le doublement des prix des denrées céréalières cette année, créant ainsi des pressions politiques et sociales intenses à travers l’Afrique.

Ce qu’y gagnent les hôtes africains

Se concentrer sur ces thèmes idéologiques obscure cependant la taille modeste des investissement économiques et diplomatiques de la Russie en Afrique.

Cela pose donc la question de savoir ce que gagnent les dirigeants africains à accueillir Lavrov alors même que la Russie est sous les feux d’importantes critiques pour son agression non provoquée et la déstabilisation qui s’en est suivie des marchés globaux de l’alimentation, des engrais et du carburant. Pour faire simple, la réponse est le soutien politique.

Vladimir Putin avec Sergey Lavrov. (Photo : Wikipedia Commons)

L’influence grandissante de la Russie en Afrique ces dernières années est en grande partie le résultat de l’usage, par Moscou, de moyens non-officiels, notamment le déploiement de mercenaires, les campagnes de désinformation, d’accords de ressources contre des armes et du trafic de métaux précieux. Ces outils à bas coût mais à l’impact important sont normalement utilisés pour soutenir des dirigeants africains isolés et dont la légitimité est en question. Le soutien russe aux dirigeants en difficulté de la République centrafricaine (RCA), du Mali et du Soudan s’est avéré crucial à les maintenir au pouvoir.

Il faut aussi noter que cette approche asymétrique russe pour augmenter son influence en Afrique se distingue par le fait que ces partenariats sont établis avec les dirigeants en personne et non pas avec la population. Il s’agit donc de coopter les élites plutôt que de l’établissement d’une coopération bilatérale traditionnelle.

Comprendre ces motivations permet de mieux cerner le voyage et l’itinéraire de Lavrov. Le président égyptien Abdel al Sisi est un allié clé dans les efforts russes à installer un gouvernement mandataire en Libye. Ceci permettrait en effet à la Russie d’établir une base navale durable dans le sud de la Méditerranée et d’accéder aux réserves de pétrole libyennes.

Sisi est aussi un partenaire de la Russie dans les efforts pour entraver les transitions démocratiques soudanaise et tunisienne.

Par ailleurs, la Russie est un fournisseur important d’armements pour l’Égypte. Un prêt de 25 millions de dollars financé par la Russie pour que l’entreprise d’énergie atomique Rosatom construise la centrale nucléaire de Dabaa au Caire n’a pas grand sens du point de vue économique. Mais il sera une aubaine pour les sbires de Sisi et de Poutine, tout en permettant à la Russie d’asseoir son influence sur Sisi.

Lavrov rencontre le Président Kagame en 2018. (Image : Bureau de la présidence du Rwanda)

Le voyage de Lavrov en Ouganda donne une couverture politique au régime de plus en plus répressif et imprévisible du Président Yoweri Museveni, alors même qu’il tente de mettre en place une succession héréditaire au profit de son fils, Muhoozi Kainerugaba. L’intérêt principal de la Russie en Ouganda est de faire venir dans l’orbite de Moscou encore un pays d’Afrique jusque-là plutôt penché vers l’Occident. Pour Museveni, se rapprocher de la Russie est un message pas si subtil de son intention de s’aligner encore plus avec Moscou si l’Occident s’avère trop critique de la détérioration des droits humains et de la faiblesse de démocratisation dans son pays.

Le Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed tente lui aussi de se défendre contre de fortes critiques internationales pour les allégations d’abus des droits humains commis par l’Éthiopie au Tigré et pour les entraves à la distribution d’aide humanitaire dans la région. Addis Abeba a bien apprécie le fait que la Russie ait empêché le passage de résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU sur le conflit au Tigré et la crise humanitaire.

L’Éthiopie a longtemps maintenu une politique étrangère indépendante. Mais Addis Ababa servira d’hôte au prochain sommet Russie-Afrique, prévu cette année. Un évènement qui pourrait servir de plateforme visible pour renforcer le message de Moscou que la Russie demeure la bienvenue sur la scène internationale.

Lors de son passage à Addis Ababa, on peut s’attendre à ce que Lavrov mette en relief les liens proches de la Russie avec l’Union africaine. La peur de contrarier la Russie a poussé l’organisme régional à reporter à plusieurs reprises une réunion virtuelle avec le Président Volodymyr Zelensky. Quand la réunion s’est enfin (discrètement) tenue en juillet, seuls quatre dirigeants africains s’y sont joints.

L’approche asymétrique de la Russie est une question de cooptation des élites plutôt que de coopération bilatérale traditionnelle.

Le Président Denis Sassou-Nguesso de la République du Congo a dirigé le pays d’Afrique centrale depuis 1979—il ne s’est écarté du pouvoir que pendant cinq ans. Le pays est 162eme sur 180 dans le classement annuel de Transparency International de perception de la corruption. Le pays s’est fait remarquer par Moscou dans ces efforts d’augmentation de son contrôle d’exportations d’hydrocarbures depuis le Congo, la RDC, et la RCA, en passant par Pointe Noire. Cela renforcerait aussi l’influence russe sur les marches énergétiques globaux.

Quels bénéfices pour les Africains ordinaires ?

La visite de Lavrov démontre que certains dirigeants africains estiment qu’il existe une valeur politique à maintenir des liens avec la Russie, en dépit sa réputation internationale ternie. En effet, la plupart des pays inclus dans cette tournée en Afrique maintiennent des relations importantes avec l’Occident. Recevoir une visite à haute visibilité de Lavrov ne revient pas à défaire ces liens mais plutôt à tenter d’obtenir plus d’influence sur les pays occidentaux.

Mais ce jeu est dangereux pour les dirigeants africains. L’économie russe, de la taille de celle de l’Espagne, n’investit ou n’échange que peu (mis à part les céréales et les armes) avec l’Afrique et est de plus en plus déconnectée du système financier international.

Par ailleurs, l’investissement directement international est fortement associé au maintien de l’État de droit.  En signalant qu’ils sont ouverts à l’ordre international sans droit de la Russie, ces dirigeants risquent de ne pas bénéficier d’investissements potentiels de l’Occident.

Neuf des dix pays avec le plus d’investissements directs en Afrique, représentant 90 % de ces investissements, font partie du système financier occidental. Cela pourrait prendre des années avant que les pays d’Afrique ne se remettent du préjudice de réputation qu’ils risquent en s’associant à l’idée russe que l’État droit est arbitraire.

Moscou essaye de gagner en influence en Afrique sans pour autant y investir.

Le voyage de Lavrov en Afrique n’est pas un évènement isolé, il fait plutôt partie d’une dance en cours. Moscou essaye de gagner en influence en Afrique sans pour autant y investir. Cette stratégie ne portera fruit que si certains dirigeants africains y voient un moyen de consolider leur emprise sur le pouvoir, malgré les atteintes aux droits humains et aux normes démocratiques.

Si les avantages pour Moscou et les dirigeants africains sont clairs, ils le sont nettement moins pour les citoyens ordinaires d’Afrique.

Cet article a d’abord été publie par The Conversation, sous une licence Creative Commons. Lire l ’original içi.